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I

Conférence au sommet

 

Ça discutait sec à la terrasse du « Café de la Paix ». Ce samedi matin, les escadrilles de mominette volaient très bas et en formation serrée. Brioche se faisait prier pour remettre sa tournée et se fit rappeler à l’ordre :

« Tu vas-t-y te décider à rhabiller l’gamin[1] ? On a tous déjà payé not’ canon, faut-y qu’on s’cotise pour avoir not’ dose de Ricard ? »

A  l’apéro, histoire de monter au front la fleur au fusil, seuls Le Ricard et le Pastis, le Pernod à la rigueur, étaient permis les jours de guinche. Avant l’arrivée en masse des pieds noirs, l’anisette était presque ignorée par les piliers de comptoir. Si quelqu’un avait eu l’idée saugrenue de commander un Cinzano, un Birrh, un Picon, un Saint-Raphaël, ou bien encore un Guignolet kirsch, un Claquescin, un Noilly-Prat, on lui eût fait immédiatement remarquer que ces vulgaires « sirops » étaient des boissons de « chochotte ». Tout affichage des goûts « suspects », eût produit le même effet qu’un « coming out ». Personne n’aurait osé enfreindre le strict tabou régissant les us et coutumes en vigueur dans la bande. En guise de sermon enjoignant le coupable à une autocritique publique, le contrevenant aurait eu droit à la célèbre chanson de Piaf, entonnée en chœur, dont les vieilles  se régalaient  lorsque la rengaine « passait » à la radio, et dans laquelle il était question de son homme, qui lui « foutait des coups » et qui la rendait « marteau ». Ou pire encore, le déviationiste aurait été condamné au supplice suprême pour un yéyé convaincu : devoir entendre sans se boucher les oreilles, Le légionnaire, autre beuglante réaliste d’avant-guerre célébrant les mérites d’un homme, « un vrai, un tatoué », qui « sentait bon le sable chaud ».

Mais ce jour-là aucun interdit viril ne fut enfreint. Tous commandèrent la même chose.

Les regards étaient tournés vers Brioche. Les bananes à la Elvis, gominées à la crème Pento, lui semblèrent onduler en une vague artificielle et accusatrice aux dessus des têtes. La brillantine Forvil, appliquée dès le réveil en couches épaisses, comme il se devait à l’époque, brillait dans les cheveux. Les mèches lançaient des éclairs de reproche en sa direction. Le radin de service fit signe au garçon.

Après cet incident, la petite bande se remit à feuilleter le « Centre Républicain » en quête de bals de campagne où se rendre en ce long week-end du mois de juin. Les expressions étaient solennelles. L’heure était grave… Il fallait se décider, sans commettre d’erreur fatale. Les rares moyens de transport dont ils disposaient pendant trois jours devaient être rentabilisés afin de ne laisser personne en rade.

Une page entière de la feuille de chou locale était consacrée ce jour-là aux bals dits « sous parquet-salons ». Dans le Massif Central, à l’époque, cette appellation du cru désignait des petits palais de la danse éphémères, tout en bois et peinturlurés de teintes criardes. En l’absence de salles des fêtes dans un village, ils étaient montés et démontés en même temps que les manèges et les stands de tir, au gré des diverses manifestations organisées par les municipalités des environs. Bien entendu, il convenait de choisir des destinations à portée de la Deux-Chevaux du père de Côtelette ou de la Simca Aronde du P’tit Bodin.

Le Pépé-Boss, en connaisseur, avait trouvé immédiatement les encarts publicitaires qui mentionnaient les villages, bourgs et hameaux reculés où il pourrait une fois encore ajouter de précieux points à son compteur et démontrer aux pauvres mortels attablés qu'il leur était impossible de rivaliser avec lui. D’habitude, tout le monde s’attendait à ce qu’il ponctuât son analyse de la rubrique festive à l’aide d’un proverbe bien connu de tous et destiné à convaincre l'assistance de la direction qu'il convenait de choisir pour l'expédition de la soirée. Sans le savoir et en grand précurseur de tendances devant l’éternel, il se fendit ce jour-là d’une formule qui, remaniée quelques décennies plus tard par les « créatifs » du conseil général, deviendrait un slogan publicitaire incitant les Parigos-têtes-de-veau à venir passer des vacances dans ce coin perdu de la France profonde : « En Creuse, papouilles heureuses. » Les autres comprirent immédiatement qu’il exprimait ainsi son envie d’aller du côté d’Auzances, histoire de faire quelques piqûres de rappel aux filles de la Marche qui s’étaient montrées extrêmement coopératives lors d’une « campagne de vaccination » précédente et au cours de laquelle il avait abondamment donné de sa personne.

Côtelette, le fils d’un boucher bien connu du quartier du Pont-Neuf, ce qui lui avait valu le surnom ridicule dont il n’arrivait pas à se débarrasser, se fendit d’un rafale de rimes bien senties : « Payses aguicheuses, langues baveuses, fesses nerveuses, lèvres pulpeuses et j'en passe.»

Il avait souvent recours à de telles dégoulinades verbales afin de rappeler à ceux qui l’auraient oublié qu’il était élève-maître à l’Ecole normale de Moulins, qu'il se destinait au noble métier « d’instruisou », qu’il n’avait nulle intention de reprendre l’affaire familiale, et que le sobriquet dont ses copains persistaient à l’affubler était largement immérité.

En coupant ainsi le sifflet au docteur Folamour de la bande, le vaniteux Côtelette pensait faire d’une pierre plusieurs coups : marquer son territoire, signifier une bonne fois pour toutes  aux « ch’tits[2] Pieds Nickelés » rassemblés à l'heure de l'apéro et du tiercé que, pour le bagout au moins, le « queutard- ultimo » pouvait aller se faire voir chez Plumeau.

Sans prétendre contester l'indiscutable suprématie du Boss en matière de fesse, il laissait indirectement entendre à ses compagnons que lui aussi avait « fait fort » à de nombreuses reprises dans les parquet-salons de ces contrées pourtant considérées à Montluçon comme une sorte de « no-woman’s-land ». Une croyance populaire très répandue venait d’ailleurs renforcer cette réputation. Les corbeaux étaient censés voler le ventre tourné vers les cieux pour ne pas voir la misère qui sévissait sur le plancher des vaches.

Enfin et surtout, chaque fois qu’il était question de la Creuse, l’héritier honteux du désosseur de barbaque n’admettait pas que l’on doutât de l’avantage qu’il prétendait posséder sur ses rivaux, en raison de sa connaissance intime du terrain et des indigènes. Il se prévalait régulièrement de son ascendance du côté maternel pour prétendre à un droit de cuissage sur celles qu’il appelait « les gueuses pisseuses ». Par cette formule affectueuse, il les prenait, pour ainsi dire, sous son aile protectrice et possessive. Dans ses discours les plus iconoclastes envers une hiérarchie établie de longue date et qui plaçait le Pépé-Boss sur la première marche du podium des queutards, il revendiquait une aïeule creusoise, libertine prétendait-il, qui faisait de lui le descendant d’une illustre lignée de débauchés campagnards. En réalité, l’arrière-grand-mère en question était une pauvre fille de ferme qui s’était fait trousser par le patron, dans une meule sans doute, et avait enfanté Gustave, le grand-père de Côtelette. Après beaucoup de canons enfilés, le petit-fils du fruit de ces amours interdites osait parfois défier celui qui raflait tous les morceaux de choix dans les bals où il sévissait. Le Figaro autoproclamé du bocage aimait se prendre pour le héros de Beaumarchais et contester les privilèges de l’aristocrate de la baise. Il revendiquait pour lui aussi un droit de cuissage, qui n’était que théorique, sur les gattes de là-bas. Comment, d’ailleurs, eût-il pu empêcher le Boss de faire les carnages qu’il prétendait faire partout où il passait ? Le comte Almaviva de cette tragi-comédie pour pécores n’aurait jamais accepté une telle règle de préséance attribuée à un gars du coin. Sinon, tout le monde eût pu sortir de dessous les fagots un oncle ou une tante né(e) dans le bled où se tenait le bal en question. Tous étaient en effet des citadins de la seconde génération seulement. Tous reconnaissaient sentir encore un peu la bouse de vache.

Non, pas question pour « Braguette agile » ─ autre sobriquet par lequel notre séducteur maison aimait se faire nommer ─ de se laisser attendrir par des arguments régionalistes surannés pour nostalgiques de la bourrée ou adeptes de fest-noz à la sauce auvergnate. Tout au plus avait-il consenti à accorder une « priorité à droite » de principe à celui dont l’un au moins des géniteurs venait du coin où le parquet-salon avait été planté pour la fête du village. Cette pichenette de discrimination positive avant la lettre n’était de toute façon octroyée que pour le premier frotteur de la soirée. Cela permettait à celui qui en bénéficiait d’inviter la fille de son choix avant tout le monde. Mais il allait de soi que ce privilège n’était accordé qu’une fois seulement. On n’allait pas  interdire aux autres de tenter leur chance à leur tour si l’élue avait décliné l’offre du régional de l’étape ! Le tabou était levé dès que celui qui avait obtenu le droit de jaillir des starting-blocks avant les autres, s’en était retourné la queue entre les jambes, et s’était fait charrier par les témoins goguenards de la « bâche[3] » du siècle.

Toutefois, ce droit coutumier sur le cheptel autochtone ne profitait guère à celui qui le réclamait à grands cris, tant était écrasante la supériorité du chéri de ces dames en matière de trophées de chasse.

Le chéri en question régnait sur la Marche, cet austère « limes » montluçonnais, qui serait sans doute rebaptisé « 2-3 » des années plus tard par des rurbains branchés venus s’y installer, ou par des gosses de banlieues placés dans des familles d’accueil.

Mais il éclipsait également ses sujets dans les autres baronnies limitrophes du bassin industriel de l'Allier.

 

 


[1] Remettre sa tournée

[2] Rien à voir avec les « chtis » nordique. En bourbonnais : « p’tits »

[3] Refus de danser. Un « râteau » dans la langue des « djeuns » contemporaine.

[4] Paysan

[5] Le lit

[6] Causer un malaise digestif pour dire les choses plus élégamment

 

 

     

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